La langue du Livre de Mormon

  

Brian Darrel Stubbs


  

La langue du Livre de Mormon présente les caractéristiques typiques d'une traduction d'un texte provenant du Proche-Orient antique aussi bien que la marque de l’anglais du XIXe siècle et le style de la King James Version (KJV) de la Bible. Que la langue du Livre de Mormon ressemble à celle de la KJV semble tout naturel puisque du temps du prophète Joseph Smith, la KJV était le livre le plus lu en Amérique et constituait la langue religieuse standard de la plupart des anglophones (voir CWHN 8:212-18). En outre, le Livre de Mormon a certaines affinités avec la KJV : les deux contiennent des œuvres de prophètes anciens d'Israël aussi bien que des récits d'une partie du ministère de Jésus-Christ, les deux sont des traductions en anglais et les deux doivent devenir « un » dans la main de Dieu comme recueils de sa parole à ses enfants (Éz. 37:16-17 ; 1 Né. 13:41 ; D&A 42:12).
 
LANGUES UTILISÉES PAR LES NÉPHITES

      Les déclarations que l’on trouve dans le Livre de Mormon ont engendré des conceptions différentes en ce qui concerne la langue dans laquelle le livre a été écrit à l'origine. Vers 600 av. J.-C., Néphi 1, le premier auteur du Livre de Mormon, quelqu’un qui avait passé sa jeunesse à Jérusalem, écrit : « Je fais [les petites plaques de Néphi] dans la langue de mon père, consistant en la science des Juifs et la langue des Égyptiens » (1 Né. 1:2). Mille ans plus tard, Moroni 2, le dernier prophète néphite, remarque au sujet des plaques de Mormon que « nous avons écrit ces annales … dans les caractères qui sont appelés parmi nous l'égyptien reformé, transmis et altérés par nous, selon notre manière de parler. Et si nos plaques [feuilles en métal] avaient été suffisamment grandes, nous aurions écrit en hébreu ; mais l’hébreu a été altéré aussi par nous … Mais le Seigneur sait… qu’aucun autre peuple ne connaît notre langue » (Mrm. 9:32-34). À la lumière de ces deux passages, il est évident que ceux qui tenaient les annales néphites connaissaient l’hébreu et un peu d’égyptien. On ne sait pas si Néphi, Mormon ou Moroni écrivaient de l'hébreu en caractères égyptiens modifiés ou gravaient leurs plaques en langue égyptienne et en caractères égyptiens ou si Néphi a écrit dans une langue et Mormon et Moroni, qui ont vécu quelque neuf cents ans plus tard, dans une autre. La mention de « caractères » appelés égyptien réformé tend à confirmer l'hypothèse de l’hébreu en caractères égyptiens. Bien que l’observation de Néphi (1 Né. 1:2) contrecarre un peu cette idée, la déclaration est ambiguë et peu concluante pour les deux thèses.
 
      Les auteurs néphites semblent avoir modelé leur écriture sur les plaques d’airain, un document contenant les textes bibliques composés avant 600 av. J.-C., qui était en la possession des descendants de Joseph d'Égypte (1 Né. 5:11-16). Certaines parties au moins de ce document étaient écrites en égyptien, puisque la connaissance de « la langue des Égyptiens » a permis à Léhi, père de Néphi, de « lire ces inscriptions » (Mos. 1:2-4). Mais on ne peut encore une fois pas dire si c'était de l’égyptien ou de l'hébreu écrit en égyptien. L'égyptien était employé couramment du temps de Léhi, mais parce que les écrits poétiques sont déformés dans la traduction, parce que les écrits prophétiques étaient généralement considérés comme sacrés et parce que l'hébreu était la langue des Israélites au VIIe siècle av. J.-C., il aurait été étonnant que l’on ait traduit, dès ce moment-là, de l’hébreu en une langue étrangère, les écrits d'Ésaïe et de Jérémie dont une partie substantielle se trouvait sur les plaques d’airain (1 Né. 5:13 ; 19:23). Ainsi donc, des parties hébraïques écrites en hébreu, des parties égyptiennes en égyptien et des parties hébraïques en égyptien sont toutes des possibilités. Si les plaques d'airain ont été créées tandis que les Israélites étaient toujours en Égypte, les parties les plus anciennes (p.ex. les prophéties de Joseph en Égypte) ont pu être écrites en égyptien et les parties plus tardives (par exemple, les paroles de Jérémie) en hébreu.
 
Pour ce qui est de la composition du Livre de Mormon, Mrm. 9:33 indique que l'espace limité sur les plaques d'or imposait l’utilisation de caractères égyptiens plutôt que l'hébreu. Du temps de Léhi, l'hébreu et l'égyptien s’écrivaient uniquement avec les consonnes. À la différence de l'hébreu, l'égyptien avait des signes représentant deux voire même trois consonnes. L’utilisation de tels caractères, surtout sous forme modifiée, devait faire gagner de la place.
 
Les caractères ont été transmis et modifiés selon la façon de parler des Néphites (Mrm. 9:32). Ce commentaire donne à penser que les générations ultérieures de Néphites au moins ont utilisé des caractères égyptiens pour écrire leur langue parlée contemporaine, une forme altérée d'hébreu. Il est extrêmement peu probable qu’un peuple isolé de tout contact simultané avec les deux langues ait pu conserver le bilinguisme dans ces deux langues sur une période de mille ans. Donc, si les caractères égyptiens ont été modifiés à mesure que la langue vivante changeait, cela veut dire que les Néphites utilisaient probablement de tels caractères pour écrire leur langue parlée, qui était essentiellement l’hébreu.
 
Bien qu'une partie du groupe de Léhi qui a quitté Jérusalem ait pu parler l’égyptien, l’aptitude à lire les inscriptions figurant sur les plaques d'airain devait leur permettre de « lire ces inscriptions gravées » (Mos. 1:4). Mais il est tout à fait improbable que la colonie de Léhi ait pu conserver pendant mille ans l'égyptien parlé comme deuxième langue sans le fusionner avec l’hébreu ou le perdre. Par conséquent, le fait que les Néphites avaient « altéré » les caractères égyptiens selon leur « manière de parler » renforce la probabilité qu'ils écrivaient l'hébreu avec des caractères égyptiens. En outre, la langue de Moroni (v. 400 apr. J.-C.) était sans doute suffisamment différente de celle de Léhi (v. 600 av. J.-C.) pour que la lecture de la langue de Léhi exige autant d’étude du temps de Moroni qu’il n’en faut à ceux qui parlent l’anglais moderne pour comprendre le vieil anglais.
 
LANGUE DES INDIGÈNES AMÉRICAINS

      Étant donné que l’époque de Moroni se situe presque à égale distance entre celle de Léhi et la nôtre, il pourrait être utile d’examiner notre bout de cette ligne du temps. L'image vague que nous proposent les passages du texte pourrait être rendue plus précise par l’examen des langues amérindiennes. La profondeur de champ du latin aux langues romanes modernes n’est que légèrement moindre que de celle de Léhi à l’époque actuelle. Les ressemblances entre les langues romanes sont abondantes et évidentes. Bien que certains professionnels aient fait allusion à des similitudes, aucune étude n'a encore convaincu les savants qu’il y ait des liens entre le Proche-Orient et l’une quelconque des langues américaines précolombiennes.
 
Il y a pourtant une étude qui promet de démontrer des liens avec la famille des langues uto-aztèques (Stubbs, 1988). Bien que d'autres groupes de langues proposent des pistes suggestives, l’uto-aztèque présente plus de sept cents ressemblances avec l'hébreu dans des structures phonologiques, morphologiques et sémantiques cadrant avec les méthodes linguistiques modernes. Si une poignée de mots égyptiens sont identifiables, ils sont minimes si on les compare à leurs correspondants hébreux.
 
HÉBRAÏSMES DANS LE LIVRE DE MORMON

      On a trouvé beaucoup de structures typiques de l’hébreu dans le Livre de Mormon, bien que plusieurs soient également caractéristiques d'autres langues du Proche-Orient. Par exemple, l’accusatif interne, littérairement superflu en anglais, est utilisé en hébreu pour marquer l’insistance : « Ils tremblent de tremblement » (Ps. 14:5, texte hébreu, [trad. Chouraqui en français]). Des structures semblables apparaissent dans le Livre de Mormon : « craindre extrêmement de crainte » (Alma 18:5 [traduction littérale de l’anglais ; ce genre de forme est impossible en français]), autre traduction possible du même accusatif interne (cf. 1 Né. 3:2 ; 8:2 ; Én. 1:13).
 
L'hébreu utilise comme adverbes des locutions prépositives plus fréquemment que des adverbes, un trait typique de la langue du Livre de Mormon : « avec précipitation » (3 Né. 21:29) au lieu de « rapidement » et « avec joie » (2 Né. 28:28) au lieu de « joyeusement ».
 
Tvedtnes relève un exemple possible d'accord hébreu : « Ce peuple est un peuple libre » (Alma 30:24). En anglais « people » est habituellement considérés grammaticalement comme un pluriel, mais en hébreu il est souvent singulier. Cette expression dans Alma a pu être dépourvue de verbe, mais elle a également pu contenir le pronom de la troisième personne du singulier /hou/ placé entre les deux groupes nominaux ou à l'extrémité comme démonstratif anaphorique jouant le rôle de verbe copule. Les langues indiennes uto-aztèques ont également le mot /hou/, qui est un pronom de la troisième personne du singulier dans quelques langues mais un verbe « être » dans d'autres.
 
En anglais, la possession se rend par deux constructions « the man’s house » et « the house of the man », mais l’hébreu ne connaît que cette dernière construction. L’absence de « cas possessif » dans le [texte anglais du] Livre de Mormon correspond bien à une traduction de la construction hébraïque. De plus, la construction avec « de » est courante pour les rapports adjectivaux en hébreu. On retrouve ceci dans le [texte anglais du] Livre de Mormon qui utilise uniformément des expressions telles que « plates of brass » [plaques d’airain] (1 Né. 3:12) au lieu de « brass plates » et « walls of stone » [murs de pierre] (Alma 48:8) plutôt que « stone walls ».
 
La structure de la phrase et les mécanismes de combinaison des propositions en hébreu diffèrent de ce qui se pratique en anglais. Les longs chapelets de propositions subordonnées et d’expressions verbales tels que ceux d’Hél. 1:16-17 et de Mos. 2:20-21 et 7:21-22, sont acceptables en hébreu, mais peu orthodoxes et déconseillés en anglais : « Vous êtes tous témoins… que Zénif, qui fut fait roi… était animé d’un zèle excessif… il fut trompé par… [le] roi Laman, qui conclut un traité… et céda [diverses villes]… et le pays alentour – et tout cela il le fit dans l’unique but de réduire ce peuple… en servitude » (Mos. 7:21-22).
 
Les expressions fréquentes comme « de devant » et « de la main de » représentent des traductions plutôt littérales de l'hébreu. Par exemple, « il s'enfuit [de] devant eux » [anglais : he fled from before them] (Mos. 17:4) au lieu du plus typiquement anglais « he fled from them » est une illustration d’une préposition composée hébraïque courante /millifne/.
 
Si beaucoup de mots et de noms qui se trouvent dans le Livre de Mormon ont des équivalents exacts dans la Bible hébraïque, certains autres présentent des caractéristiques sémitiques, bien que leur orthographe ne corresponde pas toujours à des formes hébraïques connues. Par exemple, « Rabbanah » avec le sens de « grand roi » (Al. 18:13) peut avoir des affinités avec la racine hébraïque /rbb/, signifiant « être grand ou beaucoup ». « Raméumptom » (Al. 31:21), signifiant « sainte chaire », contient des structures consonantiques suggérant les racines /rmm/ramah/, « être haut » et/tmm/tam/tom/, « être complet, parfait, saint ». Le /p/entre le /m/ et le /t/ découle de manière linguistiquement naturelle d'une bilabiale /m/ couplée à une occlusive /t/, comme le /p/ dans /assomption/, de /assumer + tion/ et le /b/ dans l'espagnol /hombre/ du latin /homere/.
 
Les affirmations selon lesquelles Joseph Smith aurait composé le Livre de Mormon en imitant tout simplement l’anglais de la King James, en utilisant des noms bibliques et en en inventant d'autres, démontrent une insensibilité typique à l’égard de son caractère linguistique. On a cru que des noms tels que « Alma » étaient des inventions farfelues. Or, la découverte du nom « Alma » dans un texte juif (deuxième siècle apr. J.-C.), les sept cents ressemblances relevées entre l'hébreu et l’uto-aztèque, des structures telles que le chiasme et les nombreuses autres structures littéraires relevées dans les études faites depuis 1830 s’unissent pour faire de l‘invention du livre un problème insoluble pour n'importe quel contemporain de Joseph Smith. [Voir aussi Livre de Mormon – auteurs ; Livre de Mormon – littérature ; Livre de Mormon – Noms ; Livre de Mormon – Source au Proche-Orient ; Livre de Mormon – Traduction par Joseph Smith.]


Bibliographie

Hoskisson, Paul Y. "Ancient Near Eastern Background of the Book of Mormon." F.A.R.M.S. Reprint. Provo, Utah, 1982.

Nibley, Hugh. Lehi in the Desert and the World of the Jaredites. CWHN 5.

Nibley, Hugh. An Approach to the Book of Mormon. CWHN 6.

Sperry, Sidney B. "The Book of Mormon as Translation English." IE 38 (Mar. 1935) : 141,187-188.

Sperry, Sidney B. "Hebrew Idioms in the Book of Mormon." IE 57 (Oct. 1954) : 703, 728-729.

Sperry, Sidney B. Book of Mormon Compendium. Salt Lake City, 1968. Stubbs, Brian D. "A Creolized Base in Uto-Aztecan." F.A.R.M.S. Paper. Provo, Utah, 1988.

Tvedtnes, John A. "Hebraisms in the Book of Mormon : A Preliminary Survey." BYU Studies 11 (Autumn 1970), p. 50-60.


Article tiré de l'Encyclopédie du mormonisme, Macmillan Publishing Company, 1992, traduction Marcel Kahne, source www.idumea.org, avec autorisation